Le directeur du service des finances depuis 2018, Mario St-Pierre, précise que la Ville n’avait même pas une estimation précise du coût total du projet au moment de lancer les appels d’offres et les travaux, il y a de cela sept ans.
«Il n’y a pas eu d’évaluation, a-t-il reconnu lors d’une longue entrevue donnée au Droit, il y a quelques jours. Les dépenses à l’interne, les coûts de formation pour utiliser le nouveau système, le budget dans sa totalité n’avaient pas été évalués. C’est donc difficile aujourd’hui de dire combien on pensait payer au départ par rapport à combien ça va avoir coûté à la fin, et donc de préciser combien on a perdu d’argent. Est-ce que c’est 20%, 30% ou 40% qui ont été perdus? C’est difficile à quantifier.»
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Ce dont il est question n’est rien de moins que le premier grand projet informatique lancé par la Ville de Gatineau depuis la fusion. Intitulé «PIVO», il consiste à remplacer l’archaïque système comptable, programmé en DOS, hérité de l’ancienne Ville de Hull lors de la fusion municipale en 2001, par un progiciel moderne et adapté à la complexité de la comptabilité d’une grande ville comme Gatineau.
Les processus d’achats, les comptes à payer et à recevoir, le suivi des budgets des projets et la comptabilisation des immobilisations doivent notamment y être intégrés dans un premier temps. Des systèmes périphériques comme celui des ressources humaines, de l’urbanisme et de la taxation y seront éventuellement rattachés. Plus de 800 fonctionnaires gatinois auront éventuellement à travailler avec ce nouveau système.
L’implantation devait à l’origine avoir lieu en 2018. C’était prévu au plan directeur informatique voté en 2014. «C’était complètement irréaliste, reconnait M. St-Pierre. On le voit ailleurs, personne n’a été capable de réaliser l’implantation d’un tel système en si peu de temps.»
Pas l’expérience nécessaire
Plusieurs rapports produits à l’intention de la direction générale et du comité exécutif obtenu par Le Droit en vertu de la loi d’accès à l’information révèlent que dans les faits, l’intégration de deux systèmes, Microsoft Dynamics et Unit 4 Business World, a représenté un chantier beaucoup trop complexe pour ce que pouvait alors accomplir les équipes du service informatique de Gatineau.
La firme d’intégration retenue par la Ville, ERP Connex inc, la seule à avoir soumissionné pour le projet, s’est avéré «peu expérimentée» pour un tel chantier, précise la Ville. Plusieurs départs tant à l’interne que chez l’intégrateur sont venus plomber les efforts pour redresser la situation. Presque tous ceux qui travaillaient à ce projet au départ ont aujourd’hui quitté le navire. Certaines ressources ont été difficiles à remplacer.
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«Les embuches ont été nombreuses, relate M. St-Pierre. Nos équipes n’avaient pas toutes les compétences nécessaires. Nous aurions dû ajouter des ressources dès le départ pour épauler les gens en place. Dès la première année, on s’est rendu compte que l’intégrateur embauché n’avait pas l’expérience nécessaire pour mener à bien le projet. La perte de ressources humaines nous a aussi fait mal.»
Assez rapidement, la Ville s’est retrouvée devant des décisions difficiles à prendre. Elle pouvait tout arrêter ou continuer en espérant que les choses allaient se replacer avec le temps. C’est d’abord la deuxième option a été retenue. Les annonces de lancement du système reportées en 2019, puis en 2020, ne se sont jamais concrétisées. Une dernière stratégie pour un déploiement en 2022 a été adoptée, mais encore là, l’échec. C’est alors que la Ville a pris la décision de suspendre officiellement le lancement de PIVO.
Près de 10 millions de dollars avait déjà été engouffrés, dont 6 millions dans des contrats externes. Une quinzaine d’employés de la Ville étaient dégagés temporairement de leurs tâches habituelles pour se consacrer à ce chantier informatique en cours depuis cinq ans. Cette façon d’opérer fait d’ailleurs l’objet d’un grief, précise le Syndicat des cols blancs de la Ville de Gatineau.
Un virage qui s’imposait
«Les vraies lumières rouges sont apparues en novembre 2021, quand on a greffé à l’équipe informatique un joueur qui avait déjà implanté à peu près le même système dans une autre ville, précise le directeur général adjoint de la Ville de Gatineau, Christian Tanguay. Avec son regard critique, il a démontré qu’on avait d’importants enjeux de programmation et qu’il fallait prendre un virage.»
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La mairesse France Bélisle venait d’être élue. Son comité exécutif n’était en place que depuis quelques semaines. La direction générale de la Ville était alors occupée de façon intérimaire par Luc Bard depuis le départ dans la controverse de Marie-Hélène Lajoie.
«À ce moment-là, on a posé des constats sérieux et on s’est mis à regarder les alternatives, explique M. St-Pierre. Peu importe la décision qui serait prise, il y aurait un coût à assumer. Le passé n’était plus pertinent dans la décision. Il fallait déterminer la meilleure solution pour livrer le système le plus rapidement possible et à meilleur coût.»
Trois solutions de sortie de crise font surface quelque part au printemps 2022. La première option était de poursuivre l’implantation de PIVO tel qu’il était alors en développement. Une somme additionnelle de 11,2 millions aurait été nécessaire et le lancement devait être repoussé à octobre 2024. La deuxième revenait à tirer un trait sur tout ce qui a été réalisé jusque là et reprendre le travail du début avec un nouveau progiciel, un nouveau fournisseur et une nouvelle équipe. La facture supplémentaire engendrée par une telle avenue aurait pu atteindre 20 millions.
Gatineau pour Lévis, Lévis pour Gatineau
La troisième option était de se tourner vers la Ville de Lévis avec qui Gatineau avait déjà entamé des échanges au printemps et d’où arrivera, quelques semaines plus tard, le nouveau directeur général, Simon Rousseau, et le directeur général adjoint, Christian Tanguay. Le système U4 Business World venait d’être déployé à Lévis et une partie du travail fait depuis 2016 à Gatineau pouvait être utilisé pour personnaliser l’outil informatique. La dépense supplémentaire à considérer pouvait alors varier de 5,5 à 7,5 millions et l’implantation pouvait avoir lieu aussi rapidement qu’en octobre 2023. Le comité exécutif de la Ville de Gatineau a donné son accord, en octobre 2022, à la vision collaborative avec la Ville de Lévis comme recommandé par le service des finances.
L’implantation du système U4 de Lévis aura finalement coûté 8,8 millions de plus que les millions déjà engouffrés dans le projet depuis 2016. «C’était devenu la solution la plus avantageuse, la plus rapide et la moins chère», note le directeur des finances. La Ville trouve un certain réconfort dans les leçons à tirer et dans l’expérience acquise par ses fonctionnaires tout au long de ce projet. En ce sens, «une grosse partie de l’argent dépensé n’est pas de l’argent totalement gaspillé», soutient M. St-Pierre.
Le nouveau système financier de la Ville de Gatineau aura finalement coûté 19 millions de dollars aux contribuables. Son lancement officiel vient d’être annoncé aux fonctionnaires municipaux. C’est la date du 23 octobre qui a été encerclée sur le calendrier.