Mis sur pied en 2013 afin de mettre un prix sur les GES, le « Système de plafonnement et d’échange de droits d’émissions » (SPEDE, le nom « officiel » de la Bourse du carbone) oblige les principaux pollueurs du Québec et de la Californie — les deux États qui y participent — à acheter des « droits » pour rejeter des GES.
Au départ, cependant, les deux gouvernements avaient accordé tellement de ces droits à leurs industries que la Bourse avait toujours eu besoin d’un prix plancher, fixé légalement, pour éviter que ces « permis » ne perdent presque toute leur valeur.
Cette époque est clairement révolue maintenant.
Tenez, à l’encan de février 2019, juste avant la pandémie, le prix plancher avait été placé par les gouvernements à 20,68 $ la tonne de CO2 ($/t), ce qui signifie qu’il était légalement interdit d’en vendre pour moins cher. Sur les près de 81 millions de « droits d’émission » qui ont changé de main à cette enchère, la moitié n’ont pas dépassé les 21,00 $/t — signe que sans le minimum légal, les cours auraient été nettement plus bas.
Mais en août dernier, lors du plus récent encan, les prix ont tourné autour de 48 $ la tonne soit 60 % de plus que le plancher légal qui n’atteignait même pas les 30 $. Le graphique ci-dessous montre que l’écart a commencé à se creuser vers la mi-2021, peut-être en partie parce que le début de la reprise économique post-confinement avait stimulé la production, et donc la demande pour les droits d’émission chez les émetteurs majeurs.
Mais le gros de l’explication réside ailleurs, indique Pierre-Olivier Pineau, de la Chaire de gestion du secteur de l’énergie des HEC-Montréal : c’est un classique jeu d’offre et de demande. S’il y a eu une surabondance des droits en circulation pendant les premières années d’existence du SPEDE, celui-ci prévoyait dès le départ que les prix seraient continuellement majorés de 5 % au-dessus de l’inflation et que le nombre de « permis » allait diminuer de 3 % par année.
L’« offre » étant donc moindre et la « demande » n’ayant pas reculé (les émissions de GES n’ont pas été substantiellement réduites), les prix ont forcément augmenté.
Un autre facteur important, ajoute Mark Purdon, de la Chaire sur la décarbonisation de l’UQAM, « est que l’objectif de réduction des émissions de la Californie pour 2030 [40 % en dessous des niveaux de 1990] est beaucoup plus ambitieux qu’il ne l’était pour 2020 [niveaux de 1990] ». Ce qui dope la demande pour les droits d’émission.
11 ¢ de plus le litre
Les distributeurs de carburant et les stations-service ne sont pas directement assujettis au SPEDE mais, comme les raffineries le sont, cela se répercute sur les prix à la pompe. D’après les calculs de M. Pineau, si la tonne de carbone s’était vendue au minimum légal en août dernier, cela aurait ajouté environ 6,9 ¢ au prix de l’essence. Mais l’écart qui s’est creusé avec ce plancher depuis 2021 vient maintenant l’augmenter d’un autre 4,2 ¢, pour un total de 11,1 ¢/l présentement.
Pour les automobilistes qui payent déjà leur essence autour de 1,80 $/l ces jours-ci dans la région de Québec, il n’y a évidemment pas de quoi se réjouir. Mais pour ceux qui comptaient sur la Bourse du carbone pour encourager à faire des choix plus verts, c’est plutôt une bonne nouvelle puisque le consommateur reçoit désormais un « signal de prix » plus juste, comme disent les économistes — essentiellement, les coûts sociétaux des GES sont maintenant inclus dans la facture.
« Je suis généralement d’accord pour dire que la hausse des prix est un bon signe parce qu’elle indique que le marché s’améliore », commente M. Purdon.
Cependant, tempère M. Pineau, à 48 $ la tonne de CO2 (ou 11 ¢/l d’essence à la pompe), le « signal de prix » n’est pas encore suffisant pour changer les comportements. Et c’est également en dessous de la taxe fédérale sur le carbone, qui est actuellement de 65 $/t mais qui passera à 80 $/t en avril prochain — et graduellement jusqu’à 170 $/t en 2030, quand le gouvernement du Québec prévoit que les prix à la Bourse du carbone seront de 97 $/t (ce qui se traduira par 22,5 ¢/l de plus à la pompe).
Et cela risque d’autant plus d’être insuffisant pour changer les habitudes des consommateurs « que presque personne ne réalise, à la pompe, qu’un prix du carbone est inclus dans le prix, dénonce M. Pineau. Il faudrait publiciser plus largement ce prix du carbone et annoncer qu’il augmentera dans les années à venir […] pour préparer les consommateurs et les inciter à changer, en amont des hausses de prix. »
Ce silence vient possiblement de ce « que le marché du carbone québécois […] bénéficie d’un large soutien de tous les partis politiques [d’où une absence de débat public], ce qui contraste avec la taxe fédérale sur le carbone [où le débat a été et est toujours très présent sur la place publique], souligne M. Purdon. […] Cela pourrait s’expliquer par le fait que les prix au SPEDE ont été si bas qu’ils ne sont pas très importants sur le plan politique, mais cela pourrait changer à mesure que les prix augmentent. »
On verra si cela s’avère. Mais il est certes à espérer que le mot se passe, pour que les ménages puissent faire leurs ajustements avant d’être pris à la gorge…
DE NOUVEAUX JOUEURS SUR LE MARCHÉ
Pendant longtemps, le SPEDE fut un monde peuplé presque exclusivement de grandes entreprises pollueuses, obligées par la loi à y participer. Mais une nouvelle catégorie de gens y prend de plus en plus de place depuis un ou deux ans : les « investisseurs volontaires » (certains diraient spéculateurs), qui achètent et vendent des droits d’émission comme des actions à la Bourse.
La question est : sont-ils derrière la récente flambée des prix?
« Le marché commence à comprendre de plus en plus que la rareté des droits d’émission va se faire sentir dans les années à venir, et que ces droits d’émission vont inévitablement prendre de la valeur. En acheter maintenant pour les revendre plus tard semble donc une bonne affaire, et de plus en plus de non-émetteurs achètent des droits d’émission en prévision d’une revente subséquente rentable », estime l’économiste Pierre-Olivier Pineau, de la Chaire de gestion du secteur de l’énergie des HEC-Montréal.
Les statistiques du SPEDE tendent à lui donner raison, du moins en partie. À la fin des années 2010, environ 95 % des « permis de GES » échangés à la Bourse du carbone étaient achetés par des émetteurs industriels. Depuis l’an dernier, cette proportion est plutôt de 85 %, avec même des creux à 80 % lors de certains encans.
Il y a donc clairement plus de joueurs qu’avant, même si cela reste un marché dominé par les « émetteurs ». Et tous ne sont pas convaincus que les nouveaux venus ont substantiellement tiré les prix vers le haut.
« Accroître la demande augmente les prix », reconnaît un de ces investisseurs actifs sur le SPEDE qui a requis l’anonymat. Donc oui, il se pourrait que leur arrivée ait contribué à la hausse actuelle, mais ça n’est pas si clair, poursuit-il.
Non seulement les émetteurs sont encore beaucoup plus nombreux que les autres, dit ce participant, mais « les règles du SPEDE sont faites pour empêcher les participants purement financiers de dominer le marché et d’influer sur les prix, notamment en limitant leurs achats à 4 % des droits d’émissions mis en vente lors d’un encan donné, alors que c’est 25 % pour les émetteurs. […] Alors il se pourrait que non, les participants financiers n’ont pas fait augmenter les prix. »
À SAVOIR SUR LE SPEDE…
- Réforme en vue : le gouvernement du Québec a annoncé en février dernier qu’il allait revoir en profondeur le fonctionnement du SPEDE avec la Californie. Celle-ci a accordé beaucoup de crédits compensatoires pour des activités comme la reforestation, et les entreprises québécoises en ont beaucoup acheté — ce qui constitue une fuite de capitaux que Québec aimerait juguler.
- L’Ontario a déjà fait partie de la Bourse du carbone. La province y est entrée en 2017, mais s’en est retirée dès l’année suivante, à la suite de l’élection du conservateur Doug Ford. À l’inverse, l’État de Washington songe maintenant à s’y joindre. Une décision à cet égard devrait d’ailleurs être annoncée cet automne.
- La taxe fédérale sur le carbone s’applique uniquement aux provinces qui n’imposent pas déjà leur propre taxe ou qui ne font pas partie d’un système de plafonnement et d’échange.